Retour sur la masterclass de Gilles Perret
Villeurbanne, le 16 septembre 2022
Rencontre animée par Cyril Désiré, directeur du Cinéma le Zola
— Entretien retranscrit par les étudiants du Master 2 Création documentaire de l’Université Lyon 2
Pourquoi ces films personnels ? Quelle est ta matière cinématographique ?
J’ai des origines sociales qui font qu’on n’allait pas au cinéma, il n’y avait pas de livres à la maison et j’ai dû voir mon premier film à l’âge de 13 ans. Je ne sais pas si je ressors la blague, mais c’était « Le gendarme et les extraterrestres » que peu de gens ont vu parmi vous. J’étais vraiment sur le tard et je vais même dire, mon premier documentaire, je l’ai fait avec mes voisins qui n’ont jamais bougé de là où j’habite. Trois frères agriculteurs qui étaient dans leur dernière année d’activité professionnelle. Je les ai filmés sur une année et finalement c’est un documentaire qui a été primé dans pas mal de festivals mais qu’à peu près personne n’a vu.
Et même en faisant ça, c’était en 1997 je n’avais pas l’impression de faire un documentaire, je ne savais pas trop ce que c’était en fait.J’ai toujours eu à cœur de parler de ce que je connais et non d’aller à l’autre bout de la planète pour raconter de belles histoires, mais partir de mon milieu : à la fois mon milieu social mais aussi du territoire que je connais bien pour essayer (…) d’élargir le local au global. Je suis persuadé que l’histoire de nos voisins est au moins aussi intéressante que l’histoire des grands de la planète ou que l’histoire d’autres personnes à l’autre bout de la planète. Avec les voisins on peut aussi raconter l’histoire du monde par rapport à ce qu’ils ont vécu.
À propos de ton parcours : tu as une formation d’ingénieur qu’on retrouve dans plusieurs de tes films, dont « Reprise en main », avec ce travail notamment sur la mécanique de précision. Il y a quand même le désir à un moment de prendre une caméra et de raconter ces choses-là, non ?
Oui bien sûr. À l’époque, à 20 ans ou en tout cas qu’on finissait nos études, on devait faire l’armée. Donc on devait partir un an aller porter des fusils, des trucs que moi je n’avais pas vraiment envie de faire. Déjà les armes ce n’était pas trop mon truc et en plus, perdre un an comme ça… On avait la possibilité à l’époque d’être objecteur de conscience, ça voulait dire qu’on refusait de porter les armes. Alors au lieu de faire un an, on faisait deux ans mais dans une collectivité locale, ou une association reconnue d’utilité publique. Je l’ai donc fait dans la télé locale de Cluses, ville où a été tourné « Reprise en main ».
Pendant deux ans, je me suis formé sur le tas et après j’ai eu le choix entre travailler avec mon diplôme d’ingénieur dans l’automatisme robotique, soit de continuer dans la télé. Donc on a fait le choix avec un collègue qui était en école de journalisme, d’essayer de travailler, survivre, de prendre tout ce qui était possible de prendre, pour faire des films d’entreprises, parler de l’actualité, de montagne, d’expédition etc. Le travail de l’image m’a plu. Mais aussi, je voyais beaucoup de choses à la télé, avec souvent l’impression de ne pas voir les gens que je connaissais.
Quand j’étais étudiant c’était le basculement des années 80-90 et on a commencé à raconter la belle histoire, l’histoire qu’on nous a vendue, comme quoi l’avenir était une économie de service, qu’on allait tous travailler dans des bureaux, que l’industrie c’était pourri, que du coup on allait faire ça à l’autre bout de la planète et qu’il fallait savoir se vendre. L’autre était forcément un ennemi, il fallait de la concurrence, il fallait enlever les règles : c’était le triomphe de la réussite individuelle et du blingbling. Moi ce n’était pas trop mon truc donc quand j’ai compris qu’avec une caméra on pouvait éventuellement raconter une autre histoire et puis que cette autre histoire c’est l’histoire de 90 % des gens, ça m’a plutôt plu.
C’était des films sur l’environnement, sur le social, mais toujours en partant de gens que je connaissais. Moi j’ai besoin d’être inspiré par le réel. Je serais bien incapable de faire des films qui sortent de nulle part et je suis très admiratif de ça, de cinéastes qui s’installent n’importe où et qui vont raconter une histoire qui est sortie de leur cerveau comme ça. Tout le scénario de « Reprise en main » est inspiré de plein de choses de ma vie, de mon environnement, de ma vie personnelle mais aussi des copains, des voisins, des usines. Avec Marion, on s’est beaucoup inspiré du réel. En faisant en sorte de pas être trop chiants non plus. [rires]
Et après tes débuts à la télévision, il y a eu une envie tout de suite d’aller dans le cinéma ou c’est une bascule qui s’est faite petit à petit ?
Quand j’ai commencé à faire des documentaires, c’était pour la télé. Je pense qu’il y avait à cette période, pas si lointaine que ça, plus de créneaux à la télévision pour du documentaire de création, pour ainsi dire, en tout cas avec des formes assumées. Par exemple, je ne mettais quasiment jamais de commentaires dans mes documentaires, et assez peu de musique. Le but était vraiment de s’inspirer du réel, avec quand même quelques méthodes de fiction pour raconter des histoires et qu’on ne s’ennuie pas.
Et puis cette forme-là a commencé à être chassée de la télévision au profit de documentaires très formatés par les journalistes. Les journalistes, ils parlent, c’est eux qui savent et donc ils vous prennent par la main en commentant tout ce qu’il se passe. […] À la télévision, on vous donne trois fois l’information. D’abord, vous voyez l’image, et normalement, si vous n’êtes pas trop con, vous voyez à peu près ce qu’il s’y passe. On a par exemple quelqu’un qui va aller bosser le matin. Puis par-dessus, il y a un commentaire qui dit « tous les matins Robert va au travail ». Et puis la dernière couche, c’est qu’ils rajoutent du texte à l’image, avec écrit « 9h : Robert va au travail ». Donc tu as déjà trois fois l’information. Mais ça, c’était des injonctions pour ne pas perdre le téléspectateur, pour ne surtout pas qu’il zappe.
Donc, petit à petit, le forme de mes documentaires a commencé à être évacuée de la télévision, et puis il y a aussi eu des prises de position de ma part qui m’ont valu quelques ennuis, et qui font que finalement la télé voulait de moins en moins de moi, et que moi je voulais de moins en moins d’elle.
Donc, la transition vers le cinéma s’est faite finalement assez naturellement, sans qu’il y ait de rupture officielle. Et avec bonheur. Parce que j’ai trouvé au cinéma un espace de liberté totale. Globalement, quand on fait un film pour le cinéma, on n’est pas contraint sur le format, la durée, ou la forme. Il n’y a pas un milliard de gens qui viennent mettre le nez dedans en disant « il faudrait que ce soit plus ci ou plus ça », « tu es sûr que tu ne voudrais pas enlever ça et ça ? ». Et puis en France, il y a des salles qui vont permettre de faire ce type de films. On a quand même la chance d’avoir un réseau de cinéma art et essai où on peut s’exprimer et où on peut partager des opinions, faire des débats.
En parlant de tes prises de position, on peut parler de ton militantisme ?
Oui on peut. Ça ne me dérange pas de parler du militantisme ici, parce qu’on a le temps de développer, mais en général, ça m’énerve systématiquement, d’arriver dans des médias où, depuis une dizaine d’années, on me présente comme le réalisateur militant. Je leur dis « attends, avant de parler militantisme, on vient parler d’un film ». Je n’ai rien contre le militantisme évidemment, et effectivement le film parle de questions sociales qui nous concernent tous, tous les jours, mais j’ai du mal à me sortir de cette étiquette-là. Et puis pour moi, ce n’est pas parce qu’on parle de 90% de la population qu’on est militant.
Je préfère parler de cinéma social pour parler de mes films. Parce que quand on utilise le terme « militant », on a l’impression que je fais des films pour où il va y avoir dedans des tirades politiciennes ou des tirades syndicales pour dire au public ce qu’il doit penser. Pour ceux qui ont vu mes films, je ne crois pas que ce soit comme ça que je travaille.
Comment travailles-tu sur l’écriture documentaire en amont du tournage ?
Je vais opposer deux typdes de films que j’ai pu faire. Le film sur la campagne de Mélenchon en 2017, on n’écrit pas, on s’adapte à ce qu’il se passe. Je suis tout seul avec lui, il m’ouvre les portes, il me fait confiance. C’est même allé au-delà de mes espérances, parce qu’il ne m’a même pas demandé de regarder le film avant la sortie.
Pour « Debout les femmes », on avait beaucoup plus travaillé l’écriture parce qu’il y avait cette volonté de mettre de l’humour, mais aussi de confronter les points de vue. On a eu plus de temps pour réfléchir sur la façon de faire pour embarquer les spectateurs dans cette histoire-là. On travaille l’écriture au fur et à mesure, pour savoir où être et ne pas être. Il y a aussi des films comme « La Sociale », sur l’histoire de la sécurité sociale, ou « Les jours heureux », pour lesquels il y a eu un gros travail d’écriture, de recherche d’archives, de témoins, de préparation quant à la forme. C’est long. Je suis attendu au tournant quand on fait des films qui traitent de l’Histoire, il ne s’agit pas de tordre le bras à l’Histoire. Il faut être rigoureux sur le côté historique, puis emballer ça pour que ce soit agréable.
Mais le temps qu’on passe en écriture, en préparation, c’est autant de temps qu’on va gagner au tournage. On sera beaucoup plus juste, beaucoup plus précis, plus prêt dans la répartie pour s’adapter à la situation.
Puis vient le montage. Il ne faut pas négliger le montage mais je me méfie toujours des réalisateurs qui disent « le film se fait au montage ». C’est un deuxième temps. Parce que personnellement, ça me ferait très peur d’arriver avec une tonne de rush et de me dire « bon ben maintenant qu’est-ce qu’on fait ? » … Peut-être qu’il y a des gens qui arrivent à faire de belles choses en faisant ça, mais moi ça me ferait très peur. Après, le montage c’est toujours des bons moments et il y a des choix qui s’opèrent, mais les lignes directrices doivent être tracées avant. Le montage ajoute aussi énormément quant à la dynamique, au style, au côté un peu malin dans les films.
Et comment tu inventes ta manière de filmer, quel type d’équipe, comment tu aimes travailler ?
En général c’est toujours proche des gens, très proche. C’est souvent moi qui filme et donc j’échange avec les gens, et ça ne me dérange pas de garder les échanges avec eux au montage. Parce que j’aime que les spectateurs soient embarqués dans ces histoires, qu’ils soient à ma place, qu’ils aient envie de poser les mêmes questions que moi, et qu’ils aient, sans doute, les mêmes réactions que moi. C’est ce que j’aime faire et je suis à l’aise comme ça.
En tout cas, tout ça sous-entend des équipes très légères. Mes trois derniers films je les ai tournés tout seul, enfin avec François Ruffin pour les deux derniers, mais en termes de technique, il n’y avait pas de preneur de son, pas d’éclairage. Tout était filmé avec une seule caméra et un micro pas trop mauvais dessus. C’est exigeant parce qu’on parle, on discute, on échange, mais il faut faire attention à l’image et au son, il faut penser quand même aux raccords et puis au propos en sachant que, puisqu’on ne met pas de commentaires, il faut quand même que tout se raconte sans qu’on vienne raconter l’histoire dessus. Mais en même temps c’est très plaisant.
Je crains les grosses équipes, du moins en documentaire. C’est pour ça que ça a été le grand saut pour moi de passer sur de la fiction avec « Reprise en main ». Après avoir été deux avec François, ou tout seul, tout à coup je me suis retrouvé avec quarante techniciens, ça m’a fait bizarre. Mais le cahier des charges c’était tout de même de travailler proche à la fois des techniciens et des comédiens, de faire du groupe pour que ça paraisse simple à l’image. Ou populaire.
Et pourquoi cette envie de passer sur de la fiction ?
Déjà, je ne mets pas la fiction sur un pied d’escale par rapport au documentaire. Je referai du documentaire et on prépare une nouvelle fiction avec grand plaisir. Beaucoup de gens te disent, dès que tu commences à faire une fiction avec des acteurs, que « c’est la classe », alors que c’est du travail, de l’artisanat et il n’y a pas à frimer avec ça.
Cette fiction, c’était l’occasion d’essayer autre chose. J’ai été poussé un peu par Marion Richoux, la co-scénariste du film, parce que de là d’où je viens, ce n’était pas forcément un monde pour moi. Et l’occasion s’est présenté parce que REPRISE EN MAIN fait suite à Ma Mondialisation, tourné dans les mêmes usines il y a une quinzaine d’années, à une époque où les fonds d’investissement et la finance arrivaient en masse dans les entreprises.
Les usines de la vallée de l’Arve, ce sont des usines de mécanique de précision qui travaillent à 70% pour l’automobile. C’est hyper I-tech. Et bien sûr, partout où il y a des richesses à piller, les financiers arrivent. Toutes les plus grosses boites de la vallée ont été rachetées par des fonds d’investissements. Ils s’installent et utilisent tous les moyens pour extraire les richesses des entreprises, alimenter les marches financières et gonfler les poches de gens qui n’en n’ont pas besoin. Largement pas besoin. C’est un des grands maux de notre société, cette question de comment on produit, qui produit et comment après les richesses sont partagées.Tout ça crée des drames, car ces boites sont achetées à plusieurs reprises, et asséchées à chaque rachat. Une entreprise de la vallée, au bout de trois rachats, se retrouve en faillite, alors que ce sont des entreprises ultra performantes qui alimentent le marché automobile mondial.
Et donc on a eu une idée avec ce film, où justement ce sont les ouvriers qui se déguisent en financiers et qui utilisent les outils de la finance pour les retourner contre les fonds d’investissement qui voulaient racheter leur boîte. Le gros avantage de la fiction c’est qu’on peut écrire les histoires qu’on veut, et amener éventuellement des solutions. On est donc partis de cette idée-là pour répondre à la question de comment reprendre en main notre avenir et notre destin. Et bien sûr, utiliser la fiction permet de raconter tout ça en étant un peu moins chiants [rires]. On emballe cette histoire par la comédie, par l’émotion. On recherche aussi la transmission. Je vois les gens rire, pleurer en voyant le film. Et en même temps ils apprennent des choses. On propose éventuellement des solutions, de façon humoristique. Si la fiction inspire le réel à partir du moment où le film va sortir, on sera les plus heureux.
Et on imagine que pour ce passage à la fiction, il y a dû y avoir tout un tas de nouveautés à appréhender ?
Oui évidemment, plein de choses nouvelles, c’était un peu vertigineux. Au début je me disais qu’il y avait beaucoup de monde sur le plateau de tournage, mais globalement, tous ces gens sont là pour m’aider, me débarrasser de pleins d’aspects que d’habitude je devais gérer tout seul : le son, l’image… Ils étaient tous là pour me permettre de me concentrer vraiment sur le jeu d’acteur et sur ce qui allait se passer dans la scène.
Après on a aussi eue la chance d’avoir un super casting, de supers acteurs et c’est quand même assez confortable de travailler avec des bons. Et puis faut quand même dire que sur ce tournage-là, ils avaient envie. On avait choisi l’équipe technique au feeling, et donc des gens qui avaient envie de porter le scénario. Les comédiens sont venus aussi et ils ont vraiment été immergés dans notre milieu. Ils se sentaient investis d’une mission parce qu’il y a un peu de mon histoire personnelle dedans, et puis tous les gens du coin attendaient de savoir si ça allait être fidèle. On était aussi à l’écoute de ce que les comédiens pouvaient proposer. On dit souvent que les comédiens connaissent mieux le personnage que nous, ils se mettent tellement dedans que ça serait bête de se priver de ce qu’ils peuvent apporter.
Mais c’est vrai que le premier jour, quand tu vois tout ce monde-là, t’es obligé de tout savoir, ou de faire croire en tout cas que tu sais tout, parce que tout le monde vient te voir. Le preneur de son qui vient te dire juste après la prise « T’es sûr qu’elle est bonne ? Car il y avait un avion qui passait à Genève », ou le chef opérateur « T’es sûr ? Car il y avait un reflet dans la vitre », la maquilleuse qui dit « Il brille un peu sur le coin du nez… » etc. Donc toi tu fais comme si tu avais tout vu.
Donc je ne vais pas dire que c’était facile mais ça a été facilité par l’équipe qu’on avait globalement. Et même dès le début de la chaîne, on a été très bien accompagnés avec Marion (la co-scénariste), d’abord par le producteur, Ulysse Payet, puis par une scénariste qui nous a rejoint, Raphaëlle Desplechin. Raphaëlle avait beaucoup plus d’expérience que nous, et elle nous a aidé pour revoir, mettre un peu d’huile dans les rouages, tout ça. Globalement ça s’est fait progressivement.
Remerciements à Gilles Perret et à Marion Richoux, Ulysse Payet d’Elzévir Production et Eymeric Jorat pour leur intervention, à Cyril Désiré pour l’animation de cette rencontre, à toute l’équipe du Pôle PIXEL pour leur accueil, ainsi qu’aux étudiants de Lyon 2 qui ont réalisé la retranscription de cette masterclass.